Introduction l’écologie corporelle dans Sociétés

Introduction l’écologie corporelle dans Sociétés

Lorsque le mot “écologize” émerge rattaché en France pour la première fois à un ministère, il faut y adjoindre le vocable de « protection de la nature » pour qu’il trouve un sens dans un contexte d’exode rural prononcé et de forte industrialisation énergétique. Pourtant force est de constater que plus que le mot, l’écologie renvoie à une série de process, d’interactions fondamentales entre le corps et les milieux naturels et sociaux. En son temps, l’anthropologue Gilbert Durand [1] a su mettre en évidence un tel mécanisme constitutif du social dans sa notion de trajet anthropologique, citant par ailleurs la « terre des hommes » d’Antoine de Saint-Exupéry.

Il faut dire que Gilbert Durand, invité précieux du cercle d’Eranos, a su s’inscrire dans cette filiation qui mène au cercle cosmique de L. Klages et à celui de Stefan George, nous ramenant à Mallarmé [2]. Comme le rappelle Michel Maffesoli [3] sans doute convient-il alors de parler davantage d’écosophie afin de désigner un infra-langage élémentaire liant notre corps à la vie de la terre. Bref, une poétique symbolique est à l’œuvre. Elle déploie toutes les nuances et couleurs du kaléidoscope de la nature, et résonne en syntonie viscéralement dans notre corps. Tel est le propos avancé. À une écologie environnementale se superpose une écologie corporelle dont les contributeurs de ce numéro tentent de cerner les contours.

Nous marchons ici sur les épaules de géants. Celles augurées par les passeurs entre Orient et Occident dans ce nombril du monde que fut la communauté d’Eranos se questionnant sur le culte de la terre mère, les mystères du langage symbolique et les secrets du corps. Les sentiers défrichés également par les promoteurs d’une pensée primitive dont la logique surpasse celle de la rationalité conceptuelle et déborde parfois le cerveau et la conscience. Lucien Febvre proposait déjà en son temps d’explorer les voies d’une géographie du corps. Les perspectives suivies aujourd’hui par la géopoétique de K. White, l’œcoumène d’A. Berque, ou l’anthropologie écologique de Tim Ingold montrent l’ampleur du chemin à arpenter.

En 1989, juste avant la chute du mur de Berlin et le délitement de l’Union soviétique, Félix Guattari a publié ce petit livre Les trois écologies, dont la proposition principale avance que l’écologie doit s’entendre selon trois axes, trois écologies en fait indissociables : une première écologie mentale ou de reconstruction de la subjectivité individuelle, une seconde sociale ou de reconstruction de la subjectivité collective axée sur le pluralisme et la dissension positive, et enfin une troisième environnementale devant en finir avec la rupture moderne entre nature et société. Le contexte est un peu dépassé, mais le message central reste important.

Les études puisent aujourd’hui, comme celles d’Olivier Sirost et Marie-Luce Gélard, Gilles Raveneau, Jean Corneloup, Bastien Soulé, Olivier Bessy, Marc Cluet, Arnaud Baubérot, Henri-Louis Go et Xavier Riondet, Anne Sophie Sayeux ou Mary Schirrer, dans une déconstruction des discours sur une ontologie de la nature qui entérinerait le fait que la Nature est perdue, sinon définitivement perdue. En cela l’avènement du plein air ne serait pas un événement, mais une thématique nouvelle ; depuis le XVIIe siècle, une périodisation précise s’est mise en place avec les différents courants, entre philosophie de la Nature, romantisme et Frei Korper Kultur. Mais si la Nature primaire paraît une utopie depuis le Rousseau du second Discours, l’écologie corporelle (Andrieu, 2011) est une philosophie de micro-écologie du bien-être et de la santé. En modifiant ses pratiques de qualité de vie et de développement durable, l’individu transforme l’écologie à travers des micro-situations et des micro-expériences. L’écologie corporelle n’est pas un discours, c’est une pratique corporelle d’activité physique qui engage notre responsabilité quotidienne : au quotidien à travers une réflexion sur nos gestes et ses conséquences pour autrui et la nature. Prendre soin de soi, des autres et de la nature est une même éthique concrète : l’écologie corporelle est une pratique de soi qui prend soin des autres par ses choix de vie. Avec l’écologie corporelle, la cosmotique (Andrieu, 2011) ne se tient ni à distance ni en idolâtrie des éléments naturels, la nature n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle questionne sans relâche nos interactions physiques avec elle par les limites mêmes de notre corps et l’inventivité verte de nos techniques.

Séparer l’écologie corporelle de l’environnement du sport durable n’aurait aucun sens : en se réfugiant dans le développement personnel et dans la quête intérieure, la profondeur des corps se découvre infinie, mais jamais isolable des milieux traversés. Changer nos environnements, pour les rendre plus verts et acceptables pour l’écosystème, procure un meilleur respect de la nature, mais sans modification de nos attitudes envers les éléments naturels.

On peut distinguer trois types de fondateurs de l’écologie corporelle : les naturistes (Bauberot, 2004 ; Villaret, 2005) et naturiens, les immerseurs écologiques et les émerseurs de conscience. Immergés dans les milieux, les écologues du corps font l’expérience par corps de la transformation de soi en s’adaptant de manière plus ou moins volontaire et consciente. Trois pistes émergent alors :

  1. Une écologie cosmique (A. Naess, B. Callicott, F. Guattari, M. Collot, A. Berque, O. Sirost, J. Corneloup) qui propose une remise en nature du milieu naturel et social à visée méliorative et une recherche de qualité de vie.
  2. Une écologie sensorielle (M.-L. Gelard, O. Bessy, G. Raveneau, A.-S. Sayeux, M. Shirrer), c’est-à-dire un espace d’échange sensible entre homme et milieu s’offrant réciproquement l’un à l’autre (œcoumène) dans une visée fusionnelle.
  3. Une écologie corporelle (B. Andrieu, N. Depraz, B. Grison, C. Petit-Mengin, R. Shusterman, N. Midol) : ou exploration et apprentissage du milieu intérieur du corps, redécouverte d’une nature intériorisée, écologie prémotrice, émersiologie, somaesthésie, neurophénoménologie.

Avec une écologie cosmique, la conscience écologique trouve dans les techniques de restauration et de recyclage le moyen de préserver et de s’insérer dans des écosystèmes : les immerseurs écologiques auront pénétré la nature sauvage et constaté la dégradation humaine, mais en définissant une philosophie de l’immersion esthétique et esthésiologique dans les éléments. Les immerseurs témoignent dans le vif de leur chair de l’impression et de l’empreinte des éléments dans leur corps à corps, comme dans l’écosophie sportive de Sigmund Loland (1996) selon Arne Naess. À la différence des naturistes et des naturiens qui maîtrisent leur corps en le purifiant par une revigoration, l’immerseur(euse) s’enfonce dans la nature pour ensauvager son corps afin d’éprouver la modification sans le contrôle de la volonté comme l’avancée de la glace qui force à l’hivernage d’Ernest Shackleton (1874-1922) ou la rencontre d’autres cultures jusqu’au Tibet par Alexandra David-Néel (1868-1969).

Jean Corneloup, un de ces pionniers en France de la sociologie de l’environnement à travers ses enseignements et publications sur les cultures sportives de nature, les cultures et gestion des risques, le développement des territoires, les théories sociologiques de la pratique sportive, les sports de nature et des pratiques à risque, et la culture récréative : « La naturalité serait alors l’étude des cosmologies religieuses, des spiritualités, des cosmosensoralités et des hybrides échevelés qui agrémentent nos relations avec les éléments en transition. Au-delà d’une pensée cartésienne qui définit la matérialité des choses, des relations surprenantes se construisent entre les êtres dans cette relation avec la profondeur des éléments. La naturalité serait alors une invitation portée à la diversité des manières de s’approprier le monde en lien avec la fragmentation des univers normatifs institués. Là où le centre institué par la modernité, sous l’effet d’hybridations multiples, se désagrège en différents univers, la périphérie laisse de la place à la naturalité, propice à des expériences culturelles aux incarnations multiples. Au-delà de toutes cognitions rationalisées, les immersions dans la naturalité participent au dévoilement des corps dans des formes sensibles surprenantes qui bouleversent les cadres normatifs de la présence sociale » (Corneloup, 2011).

Ces travaux sont au carrefour de la sociologie et de la géographie sur le marquage culturel des territoires et sur la connaissance des cultures et des styles récréatifs en référence à différents paradigmes scientifiques. À travers le management des lieux, des pratiques et de la nature, il a développé une sociologie non seulement de l’environnement, avec le réseau Sport-nature.org et avec une collection de référence, mais des organisations et des pratiques par rapport à lui. Sa notion originale d’engagement corporel aura été validée par ses travaux de sociologie du sport en modifiant les enjeux de la définition du sujet dans son environnement. Ainsi ces travaux font partie de la génération montante de la recherche actuelle qui vient renouveler les problématiques, les méthodes et les objets.

Pour Olivier Sirost (2009), en distinguant natures jardinées, natures culturalisées, natures recensées et appauvrissement de la nature (préférés d’ailleurs aux termes de renaturation), la philosophie écologique du sport témoigne d’une progression socio-historique : ainsi une réitération thématique se produit avec l’impossible sortie d’une nature environnementalisée par l’homme et le refus de la nature sauvage malgré le désir d’immersion. La recherche de l’émotion reste en deçà de la vraie nature à laquelle nous croyons pourtant toujours en interprétant le mythe de l’Éden ou son envers catastrophique commun. Une nouvelle écologie corporelle, manière d’habiter le monde corporel et corps cosmos (cher à Michel Collot), doit être comprise à partir des dérivations mythiques de la nature édénique (rural, environnement sauvage, paysage) et des utopies philosophiques de retour à la nature (expériences corporelles, Monte Verità (Noschis, 2011), Mouvement de jeunesse, Roman d’aventures, Clubs explorateurs).

Les naturistes et naturiens cherchent l’auto-santé (Andrieu, 2012) comme une médecine réflexive par la diététique et la naturalité pure là où les émerseurs utilisent les techniques du corps (Doganis, 2012 ; Grison, 2012) pour éveiller dans le corps des activations d’abord insensibles puis plus conscientes au fur et à mesure du travail corporel. L’approfondissement de soi pratiqué par les émerseurs est moins la purification naturiste qu’une interaction corps-esprit-nature. Pour les immerseurs, se fondre dans le milieu suffira à fournir aux corps de nouvelles expériences sensorielles et une mémoire expérientielle en reculant les limites du corps. Le corps y active des processus d’adaptation dans le cours même de ses immersions. L’émersion est une activation plus volontaire chez les émerseurs de conscience par l’acquisition et le développement personnel.

L’écologie corporelle se fonde aussi sur des philosophes de l’éveil et de la conscience. Ces émerseurs de conscience privilégient la voie de la méditation transcendantale et de la réflexivité en action, mais par une pratique corporelle de conscience. Même si nous avons pu distinguer ces techniques, le contexte holistique de chacune d’entre elles peut créer une confusion, car l’action sur une partie du corps serait immédiatement reliable aux autres parties.

Seul le sujet dans son vécu corporel peut établir cette correspondance, rendant invérifiable, même si la méditation yogique a pu modifier les niveaux d’activité cérébrale, mais pas improbable, une efficacité dans la perception de santé. En allant d’une hyper-conscience posturale à une libération de la conscience, ces techniques émersives reposent sur des dispositifs plus ou moins volontaires. De nouveaux axes d’étude de l’écologie corporelle sont possibles en étudiant les activités ludiques à caractère non compétitif comme le corps et les niveaux de conscience atteints dans des pratiques comme le jogging, le trekking, la marche, le yoga, le tai-chi, la relaxation ou le culturisme.

Notes
[1] G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992.
[2] L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George. Politiques de la poésie à l’époque du symbolisme, PUPS, Paris, 2010.
[3] M. Maffesoli, Au creux des apparences, Plon, Paris, 1990 ; Matrimonium. Petit traité d’écosophie, CNRS, Paris, 2010.

Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/soc.125.0005

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