Chassez Le Naturel : Écologisme, Naturalisme et Constructivisme

Chassez Le Naturel : Écologisme, Naturalisme et Constructivisme

Les discussions menées dans ce livre ont pris forme à partir de deux préoccupations : d’abord, prendre en compte et donner suffisamment d’importance aux arguments qui nous invitent à être méfiants à l’égard du concept de « nature » en raison des nombreux rôles idéologiques qu’il a été amené à jouer; ensuite, partager l’inquiétude des écologistes face à la destruction de la nature par l’homme et faire valoir leurs affirmations quant aux conséquences calamiteuses de l’incapacité à respecter les limites et les contraintes que la nature impose. L’objectif était de faire tenir ensemble – et de maintenir dans une tension productive – à la fois la sagesse de ceux qui insistent sur la « culturalité » (la nature construite) de la « nature » et celle de ceux qui mettent l’accent sur l’existence indépendante et les déterminations spécifiques de ce à quoi nous faisons référence lorsque nous utilisons le concept de « nature ». Car s’il est vrai que la majeure partie de ce que nous désignons comme « naturel » est une « construction culturelle », au sens où sa forme est le résultat de l’activité humaine, il n’en reste pas moins que cette activité ne « construit » pas les propriétés et les processus dont elle dépend pour ces opérations. Et s’il est également vrai que nos discours sur la nature sont constitutifs d’un ensemble de conceptions et de représentations qui informent forcément nos politiques de l’environnement, ce n’est pas le discours du « réchauffement de la planète » ou de « la pollution industrielle » qui a créé les conditions qu’il évoque.

On peut penser qu’en fin de compte, peu de gens souhaitent mettre en question ces arguments. Mais si j’ai tant insisté dans ce livre sur la tension entre la « nature » et la nature, c’est parce que d’une part, l’insistance sur les guillemets de la « nature » tend à nier la nature (sans guillemets), et que d’autre part, l’insistance sur la nature (sans guillemets) tend à méconnaître leur raison d’être. Comme nous l’avons vu, il y a bien des motifs à être sceptique sur les discours qui ne voient pas pourquoi on mettrait des guillemets. La philosophie occidentale par exemple, n’a pas été suffisamment consciente du degré auquel la distinction entre l’humanité et la nature était le reflet d’un biais ethnocentrique propre à l’humanité « civilisée ». Elle n’a pas non plus suffisamment tenu compte de l’historicité de ces conceptions de la nature et de la naturalité qui, pensées en opposition à l’humain, ont elles-mêmes été revisées à la lumière de nouvelles conceptions concernant l’appartenance à la communauté humaine et les attributs de l’être humain.

Il est également incontestable que le discours de la « nature » a servi des buts mystificateurs et oppressifs – légitimation des divisions de classe, de race ou de genre, encouragement de l’intolérance envers les minorités sexuelles, promotion de conceptions fausses de l’identité nationale ou tribale qui se révèlent destructrices dans leurs effets actuels mêmes.

Or aucun des arguments concernant le caractère construit de la « nature » et son statut idéologique ou fallacieux ne peut être pris en compte sans au moins invoquer de façon implicite la réalité extra-discursive d’une nature dont on dit qu’elle est déformée et mal représentée par les appropriations culturelles de la notion. En outre, une bonne partie des critiques relatives à la violence imposée par le concept de nature est dirigée contre les fonctions de quadrillage qu’il a assumées en maintenant des relations sociales écologiquement destructrices. La nature que les écologistes veulent conserver est aussi celle qui a été dominée et détruite au nom de la « naturalité » d’un certain ordre des relations humaines, des besoins, des droits de propriété et des différentes formes d’exploitation. Je me suis efforcée de montrer qu’un argument postmoderne incapable de reconnaître ces faits ne peut pas, sans incohérence, se présenter comme un partisan de la cause écologique. Mais cela signifie également que les sympathisants de l’écologie devraient éviter ces formes du discours politique qui confondent la réalité de la nature avec sa représentation idéologique.

Comme je l’ai montré, ces confusions apparaissent lorsque les politiques écologiques valorisent l’ancienne « harmonie » avec la nature ou un ordre rural en faisant abstraction des relations sociales qui sont à l’origine de cet ordre et qui ont conduit en fait à la division. Chaque fois qu’elles s’appuient sur un marquage sexuel de l’opposition entre la nature et la culture, et chaque fois qu’elles nous invitent à prendre la mesure de notre parenté avec des espèces animales, elles négligent notre profonde différence et notre sous-détermination relative par la biologie ou par les conditions environnementales existantes. Une des implications est que la politique verte serait bien inspirée de considérer ses prescriptions écologiques à la lumière de son engagement souvent proclamé aux côtés des féministes, des anti-racistes, des défenseurs des droits des minorités sexuelles et plus généralement dans la promotion de la démocratie et de la justice sociale. Car nombre des avancées issues de ces luttes émancipatrices ont pour fondement le refus de l’idée que certains comportements seraient plus conformes que d’autres à la « nature »; et, dans certains cas, elles ont résulté directement de notre capacité à intervenir sur les processus biologiques et à les faire dévier de leur cours naturel.

(Source : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2001-1.htm)

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